Né pour courir (extraits)

Extrait du livre « Né pour courir » relatif aux raisons scientifiques de la pratique de la course pied nus et l’attaque medio-pied

Auteur Christopher McDougall.  Achat du livre, aux éditions Paulsen :  Livre « Né pour courir »

AUTRES SOURCES

Auteur : Christopher McDougall. Livre aux éditions Paulsen : Livre « tous des héros » 

Auteur : Eric ORTON Livre sur la technique de course aux éditions Paulsen. Livre : « Cool Impossible (Le trail en harmonie »)

A lire aussi :

»» Article sur le Fascia

NB: Eric ORTON a été le coach de Christopher McDougall pour la préparation physique et l’entrainement à la technique de course minimaliste avant son expédition chez les tarahumaras au Mexique.

Barefoot Ted : « Chaque fois que je courais une heure, j’avais une douleur intolérable au bas du dos, se souvient-il. C’était très décourageant.  Je ne pouvais même pas imaginer courir un marathon. » Et le pire était à venir. S’il était incapable de faire 10 kilomètres avec des baskets moelleuses, les chaussures de l’ère victorienne allaient être un cauchemar.

Les runnings sont apparues à peu près en même temps que la navette spatiale. Avant, votre père portait des patins de gym tout plats en caoutchouc et votre grand-père des chaussons de ballet en cuir. Pendant des millions d’années, les hommes ont couru sans soutien de voûte plantaire, sans contrôle de pronation ni cousin de gel sous les talons.

Comment s’en sortaient-ils ? Ted n’en avait pas la moindre idée, mais chaque chose en son temps. Il lui restait moins de six mois avant son anniversaire. La première priorité était donc de trouver un moyen pour faire 42 kilomètres à pied. Il réglerait ensuite la question des peaux de vache victoriennes.

« Je me disais que, en y réfléchissant, je finirais bien par trouver un moyen. Alors je me suis mis à faire des recherches », raconte Ted. Il vit d’abord un chiropracteur et un orthopédiste, mais aucun ne décela de problème.

La course est tout simplement un sport à risques et l’un de ces risques est lié aux chocs qui se propagent dans vos jambes et votre colonne vertébrale, lui dirent-ils. Mais les médecins avaient aussi des bonnes nouvelles : s’il voulait continuer à courir, Ted pouvait sans doute s’en remettre à sa carte de crédit. Des chaussures haut de gamme avec des talons bien mous lui apporteraient certainement l’amorti nécessaire pour finir un marathon.

Ted mit la fortune qu’il n’avait pas dans les baskets. Il acheta les plus chères qu’il pût trouver pour constater qu’elles n’étaient d’aucun secours. Plutôt que de blâmer les médecins, il s’en prit aux chaussures. L’amorti que Nike avait mis au point après 30 ans de recherches et de développement dans le coussin d’air n’était sans doute pas suffisant pour lui. Il prit donc une profonde inspiration et envoya 300 dollars en Suisse pour commander une paire de Kangoo Jumps, les chaussures les plus amortissantes au monde.

Ce sont en gros des patins à roulettes revus par Vil Coyote : les roues sont remplacées par des suspensions faites de lames d’acier qui vous propulsent comme si vous marchiez sur la Lune. Quand le colis arriva, six semaines plus tard, Ted brûlait d’impatience. « Fantastique! »se réjouit-il après quelques essais.

C’est comme marcher avec la bouche de Mike Jagger sous chaque pied. « Ce sera la solution », se disait Ted en se lançant dans la rue. Quelques mètres plus loin, il se tenait le bas du dos et maudissait la terre entière. « La sensation que j’avais après une heure de course était presque instantanée avec ces Kangoo Jumps. Toute ma conception de ce dont j’avais besoin en était bouleversée », dit-il. Furieux et déconfit, il les retira sans ménagement, avec l’envie irrépressible de les fourrer dans leur boîte pour les renvoyer avec les instructions nécessaires. Il rentra à pieds nues tellement déçu qu’il lui fallut pratiquement tout le trajet pour réaliser ce qui se passait : son dos ne lui faisait pas mal. . . Pas mal du tout. « Héééééé . .. , se dit-ils.

Je peux peut-être faire le marathon pieds nus en marchant vite. Les pieds nus peuvent sûrement être considérés comme un équipement sportif de la fin du xrxe. » Tous les matins, il enfilait donc ses runnin9s pour se rendre à la digue Hansen, une oasis de verdure et d’eau qu’il appelait « le dernier lieu sauvage de LA ». Une fois sur place, il les retirait et se promenait pieds nus dans les allées. « Je n’en revenais pas à quel point c’était agréable. Les chaussures causaient une douleur incroyable et, dès que je les retirais, mes pieds étaient comme des poissons qu’on remet à l’eau après leur capture. Au bout d’un moment, je laissais les chaussures à la maison. »

Pourquoi son dos allait-il mieux sans chaussures et non plus mal? Il chercha la réponse sur Internet et ce fut comme s’il découvrait une tribu inconnue d’Amazonie en écartant l’épais feuillage de la forêt pluviale. Ted dénicha une communauté sans frontières de coureurs aux pieds nus, aux croyances ancestrales et aux surnoms idoines, dirigée par un vieux sage barbu nommé « Barefoot Ken

Bob» Saxton. Par bonheur, c’était une tribu qui aimait écrire.

Ted se plongea dans les archives de Barefoot Ken Bob. Il découvrit que Leonard de Vinci considérait le pied humain et son fantastique système de suspension, qui représente un quart de nos os, comme « un chef-d’oeuvre d’ingénierie et d’art ». apprit l’existence d’Abebe Bikila, le coureur éthiopien qui avait remporté pieds nus le marathon des Jeux de 1960 sur les pavés romains, et celle du Dr Charlie Robbins, cas unique dans le corps médical, qui courait lui aussi pieds nus. Il prétendait que le marathon n’avait rien de dangereux mais que les chaussures le sont autant que les armes à feux.

Plus que tout, Ted fut transporté par le Naked Toe Manifesto de Barefoot Ken Bob, qui semblait s’adresser directement à lui. « Beaucoup d’entre vous souffrent de maux chroniques liés à la course à pied, écrit-il en préambule. Alors, sachez ceci:

Les chaussures n’empêchent ni la douleur ni les impacts

La douleur nous apprend à courir confortablement !

Dès lors que vous le faites pieds nus, votre façon de courir change. »

« Ce fut mon Eurêka! » raconte Ted. Soudain, tout s’expliquait. Voilà pourquoi ces saloperies de Kangoo Jumps étaient si douloureuses. Tout cet amorti lui permettait de faire des foulées immenses, ce qui lui désaxés le bas du dos.

Quand il allait pied nus son pas se faisait court, son dos se redressait et ses jambes restaient à l’aplomb de ses hanches.

« Pas étonnant que nos pieds soient si sensibles, s’émerveillait-il. Ce sont des appareils auto correcteurs. Les couvrir, c’est comme désactiver des détecteurs de fumée. »

Pour sa première séance nu-pieds, Ted couru 8 kilomètres et ne ressentit aucune douleur. Pas même un picotement. Il porta ses sorties à une heure, puis deux. En quelques mois, Ted passa du statut de marcheur anxieux et perclus de douleurs à celui de marathonien si rapide qu’il obtint ce que 99,9 % des autres n’auront jamais : une qualification pour le marathon de Boston.

Médusé par son propre talent, Ted poussa le jeu plus loin. Il courut la Mother Raad 1 00, 100 miles d’asphalte sur la Route 66, puis les 50 miles de la Leona Divide et l’Angeles Crest 100-Mile Endurance Run à travers les rudes montagnes de San Gabriel. Quand il avait affaire à du gravier ou à du verre brisé, il enfilait des espèces de gants de caoutchouc pour les pieds appelés Vîbram FiveFingers® et continuait son chemin. Bientôt, il devint non seulement un bon coureur, mais l’un des meilleurs barefoot runners d’Amérique et l’un des experts les plus écoutés pour ce qui est de la technique et des chaussures antiques. Un magazine publia même un article titré : « Que ferait Barefoot Ted? »

Sa transformation était complète. Il avait émergé des profondeurs, il avait appris à courir et obtenu tout ce qu’il convoitait, pas la fortune mais la notoriété.

[..]

Dr Daniel Lieberman, professeur d’anthropologie physique à Harvard: « Beaucoup des blessures du pied et du genou dont nous souffrons sont dues en fait aux chaussures qui affaiblissent nos pieds, amènent à une hyperpronation et causent des problèmes de genoux. Jusqu’en 1972, date à laquelle Nike a inventé la chaussure moderne, les gens couraient avec des modèles aux semelles très fines, ils avaient des pieds forts et beaucoup moins de blessures aux genoux. »

Le motif de toutes ces blessures ? Une maladie mortelle aux proportions épidémiques. « Les humains sont réellement obligés

de pratiquer une activité aérob~e pour se maintenir en bonne santé et je pense que c’est profondément ancré dans l’histoire de notre évolution, dit le Dr Lieberman. S’il y a bien un remède miracle pour rester en bonne santé, c’est la course. » Remède miracle ? La dernière fois qu’un scientifique de sa trempe a utilisé cette formule, il venait de découvrir la pénicilline. Le Dr Lieberman le savait et n’employait pas ces termes par hasard.

Si les chaussures de course à pied n’avaient pas existé, disait-il, il y aurait plus de coureurs. S’il y avait plus de coureurs, il y aurait moins de décès dus aux maladies cardiaques, aux infarctus du myocarde, à l’hypertension, aux embolies, au diabète et à la plupart des maladies mortelles qui affectent les pays occidentaux. C’est imputer à Nike une terrible responsabilité. Mais le plus étonnant, c’est que la marque le savait.

En avril 2 00 1, deux représentants Nike étaient venus assister à un entraînement d’athlétisme à l’université de Stanford. Leur travail consistait en partie à recueillir les préférences des athlètes sponsorisés, mais c’était alors un peu compliqué parce que les coureurs de Stanford semblaient tous préférer courir … sans rien.

– Vince, qu’est-ce qui se passe avec le Barefooting On ne vous a pas envoyé assez de chaussures ? lancèrent-ils à Vin Lananna, l’entraîneur en chef.

– Je ne peux pas le prouver, leur expliqua-t-il, mais je crois que mes coureurs vont plus vite et qu’ils se blessent moins quand ils s’entraînent pieds nus. Plus vite. Moins de blessures … S’ils avaient entendu cela de la bouche de quelqu’un d’autre, les gars de chez Nike se seraient poliment gaussés et n’en auraient tenu aucun compte, mais c’était un entraîneur dont les idées étaient prises très au sérieux.

Comme celui de Joe Vigil, le nom de Lananna était rarement cité sans les adjectifs « visionnaire » et « précurseur ». En 10 ans, son équipe avait remporté cinq fois les championnats universitaires des États-Unis par équipe et 22 titres individuels. Lananna lui-même avait obtenu celui d’entraîneur de cross de l’année. Il avait envoyé trois athlètes aux Jeux et restait très occupé par sa« Farm Team »,club postuniversitaire sponsorisé par Nike et réservé à la crème de la crème. Inutile de préciser que les représentants Nike étaient un peu peinés de l’entendre dire que ne rien porter valait mieux qu’utiliser le meilleur modèle de chez eux.

« Nous avons privé nos pieds de leur position naturelle en les protégeant toujours plus », insistait Lananna. C’est pourquoi il faisait en sorte que ses athlètes effectuent une partie de leurs exercices pieds nus sur la pelouse. « Je sais que ce n’est pas la meilleure chose pour un fabricant de chaussures que l’équipe qu’il sponsorise n’utilise pas ses produits, mais les gens s’en sont passés pendant des milliers d’années. Je crois qu’à vouloir corriger trop de choses avec les chaussures, on finit par surcompenser. On règle des problèmes qui n’ont sont pas. Si vous renforcez vos pieds en allant pieds nus je pense que vous réduisez les risques de tendinites du tendon d’Achille, les problèmes de genoux et d’aponévrose plantaire »

« Risque » n’est pas tout à fait le bon terme. Celui d’« absolue certitude » semble plus indiqué. Chaque année, sous toutes les latitudes, 65 %à 80% des coureurs souffrent de blessures. Tous les ans la quasi-totalité des coureurs sont donc concernés. Qui que vous soyez, quelle que soit la distance que vous courez, la probabilité de contracter une blessure est la même. Homme ou femme, rapide ou lent, grassouillet ou affûté comme une bête de course, nous sommes tous confrontés aux mêmes dangers.

Peut-être peut-on écarter ce danger en s’étirant tel un gourou hindou ? Non. Dans le cadre d’une étude sur des athlètes néerlandais publiée en 1993 par The American journal Of Sports Medicine, un groupe de coureurs a été invité à s’échauffer et à s’étirer, alors qu’un second n’avait aucune consigne de prévention ». La proportion de blessés ? Identique. Les étirements se sont mêmes se sont révélés plus néfastes dans une étude effectuée l’année suivante à l’université d’Hawaï. Le risque d’être blessé était 33 %plus élevé pour ceux qui le pratiquaient.

Fort heureusement, nous sommes dans l’âge d’or de la technologie. Les fabricants de chaussures ont eu un quart de siècle pour améliorer leurs produits et le taux de blessures devrait logiquement s’effondrer à partir de maintenant.

Après tout, Adidas propose des chaussures à 250 dollars équipées d’un microprocesseur qui ajuste instantanément l’amorti à chaque foulée. Asics a investi trois millions de dollars en huit ans, soit trois fois le budget du Projet Manhattan qui a donné naissance à la première bombe atomique, pour mettre au point l’impressionnante Kinsei, une chaussure dotée de coussins de gels multidirectionnels sur l’avant-pied, d’un système de propulsions au niveau du medio-pied et d’un matériau aux capacités d’adaptation infini au talon, qui isole et absorbe l’impact pour limiter la pronation et favoriser la propulsion. C’est beaucoup de fric pour des groles que vous devrez balancer dans trois mois, mais, au moins vous ne boiterez plus.

-C’est bien ça ?

– Pas tout à fait.

« Depuis les premières études que nous avons effectuées dans les années 1970, les signalements de pathologies du tendon d’Achille ont augmenté de 10% et celles de l’aponévrose plantaire sont restées stables », explique le Dr Stephen Pribut, spécialiste de la course à pied et ancien président de l’Académie américaine de podologie sportive.

« Les progrès technologiques accomplis au cours des 30 dernières années sont extraordinaires », ajoute le Dr Irene Davis, directrice de la Running Injury Clinic à l’université du Delaware. « Nous avons vu arriver des innovations formidables dans le contrôle du mouvement et l’amorti. Mais les maux semblent résister aux remèdes. »

Rien ne prouve en fait que les chaussures sont d’une quelconque utilité en termes de prévention des blessures. Dans un compte rendu de recherches rédigé en 2008 pour le British journal of sport Medecine, le Dr Craig Richards, de l’université australienne de Newcastle, écrit qu’il n’existe aucune preuve- pas la moindre de l’utilité des chaussures en termes de prévention.

Cette révélation stupéfiante a été délibérément ignorée pendant 35 ans. Le Dr Richards fut tellement surpris de constater que ce secteur d’activité, qui représente 20 milliards de dollars, ne repose que sur du vent et des vœux pieux qu’il a lancé un défi :

Un fabricant de chaussures de course à pied est-il prêt à affirmer que porter ses produits réduit le risque de blessures musculo-squelettiques ?

Un fabricant de chaussures de course à pied est-il prêt à affirmer que porter ses produits améliore les performances?

Si vous croyez pouvoir répondre par l’affirmative, où sont les données qui vous permettent de le faire ?

Il attendit et invita même les grandes firmes à lui fournir leurs données, mais n’obtint rien d’autre que leur silence.

Si les runnings ne font pas courir plus vite et n’empêchent pas les blessures, pourquoi les acheter ? Quels sont les bienfaits de ces microprocesseurs et autres « systèmes de propulsion», coussins d’air, contrôle de torsion et pivots? S’il y a une paire de Kinsei dans votre placard, préparez-vous à quelques mauvaises nouvelles.

Et les mauvaises nouvelles vont toujours par trois :

Dure vérité n ° 1 : les meilleures chaussures sont les pires.

Les coureurs qui portent les modèles les plus chers sont à 12 3 %plus sujets aux blessures que ceux qui utilisent des modèles bon marché, selon une étude dirigée par Bernard Marti, spécialiste de médecine préventive à l’université de Berne, en Suisse. L’équipe du Dr Marti a suivi 4 358 concurrents du Grand Prix de Berne, une course sur route de 15 kilomètres. Tous ont répondu à un questionnaire détaillé sur leurs habitudes d’entraînement et les chaussures qu’ils avaient utilisées au cours de l’année écoulée.

Il s’est avéré que 45 %avaient été blessés pendant cette période.

Mais, ce qui a surpris le Dr Marti, comme il l’écrivit en 1989 dans The American Journal of sports Medicine, c’est que le point commun entre les blessures n’était ni la surface d’entraînement, ni l’allure, ni le kilométrage hebdomadaire ou la motivation à s’entraîner en vue d’une compétition. Ce n’était pas non plus une question de poids, mais de prix des chaussures. Les coureurs équipés de modèles à plus de 95 dollars étaient deux fois plus exposés au risque d’être blessés que ceux qui utilisent des modèles à moins de 40 dollars.

Les études suivantes donnèrent les mêmes résultats, comme celle de 1991 publiée par le Medicine & Science in Sports & Exercice, dont la conclusion est : Les porteurs de chaussures chères dont les ar8uments de ventes sont des éléments de protection additionnels (par exemple : amorti supplémentaire, contrôle de pronation) sont plus souvent blessés que les porteurs de chaussures bon marché (dont le prix est inférieur à 40 dollars).

Cruelle ironie : pour deux fois plus d’argent, on a deux fois plus de souffrances.

Toujours perspicace, l’entraîneur Vin Lananna avait lui-même identifié le phénomène au début des années 1980. « Un jour, j’ai commandé des chaussures haut de gamme pour l’équipe et, deux semaines après, nous avions plus de problèmes de tendon d’Achille et d’aponévrose plantaire que jamais. Je les ai donc renvoyées en leur disant : « Donnez-moi des chaussures pas chères », raconte-t-il.

Depuis, j’ai toujours demandé des modèles bas de gamme. Pas parce que je suis près de mes sous, mais parce que mon boulot est de faire en sorte que les athlètes courent vite et qu’ils restent en bonne santé. »

Dure vérité n° 2: les pieds aiment être maltraités.

En 1988, le Dr Barry Bates, chef du laboratoire de biomécanique et de médecine sportive de l’université d’Oregon, a recueilli des données selon lesquelles les vieilles chaussures sont plus saines que les neuves. Dans le journal of Orthopaedic & Sports Physical Therapy, le Dr Bates et ses confrères écrivaient que la stabilité du pied s’améliorait à mesure que la chaussure s’usait et que son amorti déclinait.

Comment la stabilité du pied et les semelles éculées peuvent-elles bien contribuer à la prévention des blessures ? À cause d’un ingrédient magique : la peur. Contrairement à ce que laissent entendre des noms douillets tel l’Adidas MegaBounce, tout cet amorti n’est d’aucune utilité en ce qui concerne la réduction de l’impact. En toute logique, ce devrait être évident ; la contrainte que la course impose à nos jambes peut être 12 fois supérieure à notre poids.

Il est donc absurde d’imaginer que deux centimètres de gomme vont changer quoi que ce soit à ce qui, dans mon cas, représente 1 2 52 kg de viande en chute libre. Couvrir un œuf avec un gant de cuisine ne le fait pas résister aux coups de marteau. Quand E.C. Frederick, alors directeur du Nike Sports Research Lab, se présenta en 1986 au congrès de la Société américaine de biomécanique, ce fut pour lâcher une véritable bombe. « Quand nous avons effectué des tests comparatifs avec des chaussures molles et des chaussures dures, expliqua-t-il, aucune différence dans l’intensité de l’impact n’a été décelée. » Pas de différence ! « Et curieusement, ajouta-t-il, la force de la poussée verticale due au rebond est plus grande avec les chaussures molles. »

Conclusion troublante : plus la chaussure a d’amorti, moins elle protège.

Les chercheurs du laboratoire de biomécanique et de médecine sportive de l’université d’Oregon ont abouti au même résultat. À mesure que les chaussures s’usent et que leur amorti décline, le pied du coureur se stabilise et se fait moins fuyant, disaient-ils en 1988 dans le journal of Orthopeadics & Sports Physical Therapy.

Il fallut dix ans pour expliquer pourquoi les vieilles chaussures que les fabricants voulaient vous faire jeter étaient meilleures que celles qu’ils voulaient vous faire acheter. À l’université McGill de Montréal, les Drs Steven Rabbins et Edward Waked effectuèrent une série de tests avec des gymnastes. Ils conclurent que plus le matelas était épais, plus la réception était brutale. Instinctivement, les gymnastes recherchaient la stabilité. Lorsqu’ils sentaient une surface molle sous leurs pieds, ils se posaient brutalement pour garder l’équilibre.

Les coureurs font la même chose, observèrent Rabbins et Waked. Exactement comme on agite les bras quand on perd l’équilibre sur le verglas, les jambes et les pieds s’abattent instinctivement plus fort quand ils rencontrent une surface molle. Quand vous courez avec des chaussures moelleuses, vos pieds cherchent à traverser la semelle pour sentir une surface stable. « Nous avons conclu que l’équilibre et l’impact vertical étaient étroitement liés, ont écrit les chercheurs de McGill. Selon nos résultats, les chaussures de sports actuellement sur le marché [ … ] sont trop molles et trop épaisses, et devraient être repensées pour protéger efficacement les pratiquants. »

Avant de prendre connaissance de cette étude, une expérience m’avait déconcerté à la Running lnjury Clinic. J’étais passé en courant sur un capteur de pression, d’abord pieds nus puis avec des chaussures ultrafines et avec des Nike Pegasus bien épaisses. Quand je changeais, l’impact changeait aussi, mais pas dans le sens auquel je m’attendais. Il était moins intense pieds nus qu’avec les Peas. Ma façon de courir évoluait également. En passant d’une chaussure à une autre, je modifiais instinctivement ma pose de pied. « Vous attaquez beaucoup plus du talon avec les Pegasus », conclut le Dr Irene Davis.

David Smyntek décida, lui, de mettre la théorie de l’impact à l’épreuve d’une expérience de son cru. À la fois coureur et kinésithérapeute spécialisé dans la rééducation fonctionnelle, il avait constaté que ceux qui lui conseillaient d’acheter de nouvelles chaussures étaient aussi ceux qui les vendaient.

Dans Runner’s World comme à la boutique où il avait ses habitudes, on lui répétait qu’il fallait les changer tous les 500 à 800 kilomètres, alors qu’Arthur Newton, l’un des plus grands coureurs d’ultra de tous les temps, ne voyait aucune raison de remplacer ses fines baskets de caoutchouc avant de leur avoir infligé plus de 6 000 kilomètres. Non seulement Newton avait remporté cinq fois les Comrades dans les années 1930, mais il était resté suffisamment leste pour battre le record du 100 miles Bath-Londres à 51 ans.

Smyntek voulut donc voir s’il pouvait être plus newtonien que Newton. « Quand mes chaussures sont usées sur un côté, se disait-il, pourquoi ne pas les intervertir ? » Ainsi débuta la Crazy Foot Experiment : quand ses semelles devenaient trop fines sur le bord extérieur, Dave mettait la chaussure gauche au pied droit et inversement. « Il faut comprendre l’homme, plaide Ken Learman, un collègue de Dave. Dave n’est pas monsieur Tout-le-Monde. Il est curieux, intelligent, le genre de type qu’on ne peut pas rouler facilement. Il se dit : Si c’est censé fonctionner comme ça, voyons si c’est vrai. »

Pendant 10 ans, David courut huit kilomètres par jour. Quand il fut convaincu qu’il pouvait le faire confortablement en intervertissant ses chaussures, il se demanda s’il avait vraiment besoin de chaussures. S’il ne les utilisait pas comme elles devaient l’être, leur apport n’était peut-être pas si important. Dès lors, il n’acheta plus que des baskets bas de gamme dans des bazars à 10 sous.

« Et voilà, il court plus que la plupart d’entre nous, avec le pied droit dans la chaussure gauche et sans avoir aucun problème, résume Ken Learman. Cette expérience nous a appris quelque chose. Elle nous a appris qu’avec les chaussures de course à pied, tout ce qui brille n’est pas de l’or. »

Dure réalité n ° 3 :Alan Webb lui-même dit que les êtres humains sont faits pour courir sans chaussures.

Avant de devenir le plus grand miler des États-Unis, Alan Webb était un bleu aux pieds plats avec une condition physique horrible. Mais l’entraîneur de son lycée a su voir son potentiel et l’a reconstruit littéralement de la tête aux pieds. « J’ai eu très tôt beaucoup de problèmes avec les blessures et il est devenu clair que ma biomécanique pouvait en être la cause », m’a-t-il raconté. « Nous avons donc fait des exercices de renforcement du pied et des marches pieds nus. » Petit à petit, Webb voyait ses pieds se transformer.« Je chaussais du 47 et j’avais les pieds plats et, maintenant, je fais du 44-45. Les muscles de mes pieds sont devenus plus forts et ma voûte plantaire s’est creusée. »

Les exercices pieds nus ont également limité les blessures, ce qui lui a permis de suivre l’entraînement intensif à l’origine de son record des États-Unis sur le mile et de la meilleure performance de l’année 2007 sur 1 500 m.

« La course pieds nus fait partie de ma conception de l’entraînement depuis des années », a dit un jour Gerard Hartmann, le médecin irlandais considéré comme le Grand Manitou de la kinésithérapie pour les coureurs de fond. Paula Radcliffe ne court jamais un marathon sans l’avoir consulté et des géants tels que Haile Gebrselassie ou Khalid Khannouchi lui ont confié leurs pieds. Depuis des décennies, il observe avec consternation l’explosion de l’orthopédie corrective et l’évolution de chaussures de plus en plus structurées.

« L’atrophie de la musculature du pied est la principale source de blessures et nous avons laissé nos pieds s’atrophier terriblement ces 25 dernières années, dit-il. « Pronation » est devenu un terme horrible, mais c’est le mouvement naturel du pied. Il doit être pronateur. »

Pour voir in vivo ce qu’est la pronation, retirez vos chaussures et faites quelques foulées. Sur une surface dure, vos pieds vont brièvement oublier les habitudes prises dans les chaussures et se mettre automatiquement en mode autodéfense : vous allez attaquer le sol avec le bord extérieur, puis dérouler délicatement du petit au gros orteil jusqu’à ce que votre pied soit à plat. Voilà ce qu’est la pronation, un mouvement tournant qui permet d’absorber les chocs par compression de la voûte plantaire.

Dans les années 1970, l’autorité la plus écoutée en matière de course à pied a commencé à exprimer des doutes au sujet de ce mouvement tournant. Le cardiologue George Sheehan, dont les écrits sur la beauté de la discipline en ont fait le penseur roi du marathon, a suggéré que la pronation excessive pouvait être la cause des problèmes de genou. Il avait à la fois raison et tout à fait tort.

Il faut attaquer le sol avec le talon pour obtenir une pronation excessive et on ne peut le faire qu’avec de l’amorti. Cependant, les fabricants de chaussures n’ont pas tardé à répondre à son appel aux armes et ont opté pour une riposte nucléaire eri créant des chaussures extraordinairement directives et super-ingénieuses qui suppriment pratiquement la pronation.

« Mais, quand on bloque un mouvement naturel, dit le Dr Hartmann, on en affecte d’autres de façon négative. Nous avons fait des études et seuls 2 à 3 % de la population ont de vrais problèmes biomécaniques. À qui donc sont destinées toutes ces corrections orthopédiques ? Chaque fois qu’on donne un procédé correcteur à quelqu’un, on crée de nouveaux problèmes en essayant de résoudre ceux qui n’existent pas. » En 2008, Runner’s World a reconnu avoir involontairement induit ses lecteurs en erreur en recommandant des chaussures correctrices aux coureurs atteints d’aponévrosites plantaires. « Or des études récentes ont montré que les chaussures avec correction de pronation avaient peu de chance d’atténuer l’aponévrosite plantaire et pouvaient même exacerber les symptomes » (les mots en italiques sont de moi).

« Il suffit de regarder l’architecture », explique le Dr Hartmann. Faites un schéma détaillé de votre pied et vous découvrirez une merveille que les ingénieurs tentent d’égaler depuis des siècles. L’élément central de ce pied, c’est la voûte plantaire, le plus ingénieux dispositif jamais conçu pour supporter du poids. Tout le prodige de cette voûte tient dans le fait qu’elle se raffermit sous la contrainte. Plus on appuie dessus, plus ses éléments sont solidaires.

Aucun architecte digne de ce nom n’aurait l’idée de soutenir une arche par le dessous. La pousser vers le haut fragiliserait toute la structure. La voûte est étayée par un réseau hautement résistant fait de 26 os, 33 articulations, 12 tendons et 18 muscles qui s’allongent et se contractent tous à la manière d’un pont suspendu répondant aux normes antisismiques.

« Enfiler des chaussures, c’est comme se faire plâtrer, estime le Dr Hartmann. Si vous vous faites plâtrer une jambe, vous aurez une atrophie musculaire de 40 à 60 % en six semaines. La même chose se produit pour vos pieds quand ils sont immobilisés dans des chaussures. » Si les chaussures font le travail, les tendons perdent de leur élasticité et les muscles fondent. Les pieds sont faits pour résister et se développent sous la contrainte. Laissez-les inactifs et ils déclinent, comme l’a constaté Alan Webb. Mettez-les à l’épreuve et ils épouseront la courbe de l’arc-en-ciel.

« J’ai travaillé avec une centaine de coureurs kenyans parmi les meilleurs et ils ont en commun une merveilleuse élasticité du pied, poursuit le Dr Hartmann. Cela s’obtient en ne portant pas de chaussures avant 17 ans. » À ce jour, il reste convaincu que le meilleur conseil en matière de prévention des blessures provient d’un entraîneur qui recommandait « trois séances hebdomadaires de course pieds nus sur de l’herbe grasse ».

Il n’est pas le seul professionnel de la santé à plaider la cause du barifoot runnina. Selon le Dr Paul W. Brand, chef du service de rééducation à l’hôpital public de Carville (Louisiane) et professeur de chirurgie à la faculté de médecine de l’université de Louisiane, une génération suffirait pour venir à bout de la plupart des problèmes de pied si nous renoncions aux chaussures. En 1976 déjà, il observait que la plupart des problèmes de ses patients – cors, oignons, orteils en marteau, pieds plats, affaissements de voûte – étaient quasi inexistants dans les pays où on marche pieds nus.

« Celui qui marche pieds nus reçoit un flot continu d’informations sur le sol et sur sa relation avec lui, alors qu’un pied chaussé dort dans un environnement immuable », expliquait le Dr Brand.

Les appels à l’insurrection se faisaient de plus en plus pressants, mais au lieu d’une offensive médicale en faveur du renforcement du pied, c’était une charge de podologues en guerre avec leurs propres patients. Les partisans des pieds nus tels que les Dr Brand et Hartmann étaient encore rares alors que la plupart des podologues continuaient à voir le pied comme une erreur de la nature qu’on pouvait toujours arranger à coups de bistouris et de semelles orthopédiques.

Cette théorie de l’erreur naturelle a trouvé son expression ultime avec Tbe Runners’Repair Manual. L’ouvrage rédigé par le Dr Murray Weisenfeld, éminent podologue, est l’un des plus grands best-sellers de tous les temps dans son domaine. Il débute par cette affirmation sans appel : « Le pied humain n’a pas été conçu pour la marche et encore moins pour courir de longues distances. »

Pour quoi notre pied est-il donc fait, selon ce manuel ? Eh bien, en premier lieu pour la nage : « Le pied moderne est l’évolution de la nageoire d’un poisson primitif et ces nageoires étaient dirigées vers l’arrière.» Ensuite, il permit de grimper : «  Le pied préhensile permettait à la créature de grimper aux branches sans tomber. »

Et ensuite ?

Eh bien, selon la théorie podologique de l’évolution, nous en sommes restés là. Alors que le reste de notre organisme s’adaptait à merveille à la terre ferme, la seule partie réellement en contact avec elle était à la traîne. Nous nous sommes dotés d’une cervelle et de mains assez habiles pour pratiquer des opérations chirurgicales intravasculaires, mais nos pieds ne sont jamais sortis du Paléolithique. «’Le pied humain n’est pas encore complètement adapté au sol, déplore l’auteur. Seule une petite partie de la population a été gratifiée de pieds adaptés au sol. »

Qui sont donc les heureux possesseurs de ces pieds bien adaptés ? En fait, il n’y en a pas.« La nature n’a pas encore publié ses plans du pied parfait pour les coureurs, écrit le DT Weisenfeld.

En attendant son avènement, mon expérience m’a amené à la conclusion que nous avons tous de grandes chances de nous blesser d’une façon ou d’une autre. »La nature n’a donc pas publié ses plans, mais cela n’empêche pas certains podologues d’avancer les leurs et c’est cet excès de confiance- la conviction que quatre ans d’études de la podologie pouvaient surpasser deux millions d’années de sélection naturelle- qui a conduit à une multiplication catastrophique des opérations dans les années 1970.

« Il y a seulement quelques années, les problèmes de ménisque liés à la course étaient traités de façon chirurgicale, reconnaît le DT Weisenfeld. Cela ne fonctionnait pas très bien parce qu’on a besoin de cet amorti quand on court. » À la sortie du bloc, les patients découvraient que leur douleur tenace s’était muée en mutilation à vie. Privés de ménisque, ils ne pourraient plus jamais courir sans douleur. Malgré les antécédents de la corporation podologique en matière de rivalité avec la nature, le Runners Repair Manual ne recommande jamais le renforcement des pieds. En revanche, il recommande toujours le recours aux strappings, aux semelles orthopédiques ou à la chirurgie.

Il a fallu attendre 2007 pour que le Dr Irene Davis, dont les aptitudes et l’ouverture d’esprit sont difficiles à égaler, prenne la course pieds nus au sérieux et elle ne le fit que parce que l’un de ses patients lui lança un défi. Il en avait tellement assez des aponévrosites plantaires chroniques qu’il voulait essayer de s’en débarrasser en courant avec des chaussures plates, de proches parentes des pantoufles. Le Dr Davis le prit pour un fou, ce qui ne l’empêcha pas d’aller de l’avant. « À sa surprise, comme on put le lire ensuite dans la revue BioMechanics, les symptômes de l’aponévrosite plantaire se dissipèrent et le patient parvint à courir de courtes distances avec ses chaussures. »

« C’est souvent de cette façon qu’on découvre des choses, quand les patients refusent de nous écouter, souligne humblement le Dr Davis. Peut-être le grand nombre d’aponévrosites plantaires qu’on rencontre dans ce pays est-il en partie dû au fait qu’on ne permet vraiment pas aux muscles de nos pieds de faire ce pourquoi ils sont faits. »

Le rétablissement de son patient l’impressionna tellement qu’elle ajouta des séances de marche pieds nus à ses propres exercices.

Nike ne gagnerait pas 17 milliards de dollars par an en laissant des gens comme Barefoot Ted lancer de nouvelles tendances. Quand la firme apprit de la bouche de ses représentants de retour de Stanford que l’insurrection gagnait même l’élite universitaire, elle se mit à réfléchir à un moyen de tirer un parti sonnant et trébuchant des problèmes qu’elle avait elle-même engendrés.

Imputer l’épidémie de blessures liées à la course à pied au grand méchant Nike semble un peu facile, mais ce n’est que justice, parce qu’il est en grande partie responsable. L’entreprise a été créée par Phil Knight, un coureur de l’université de l’Oregon qui pouvait tout vendre, et par Bill Bowerman, entraîneur dans le même établissement, qui croyait tout savoir. Avant la rencontre de ces deux hommes, la chaussure moderne de course à pied n’existait pas.

La plupart des blessures liées à la course non plus. Bowerman expliquait à des tas de gens comment courir, mais il pratiquait peu. Il ne s’est mis à le faire de façon modérée qu’à la cinquantaine, après avoir passé quelque temps en Nouvelle-Zélande avec Arthur Lydiard, père de la course-fitness et entraîneur de longues distances le plus influent de tous les temps. Lydiard avait créé le Club des joggers d’Auckland dans les années 1950 pour contribuer à la rééducation des victimes de crises cardiaques.

Le sujet était très controversé à l’époque. Les chirurgiens étaient convaincus qu’il s’agissait d’un suicide collectif Mais, quand les anciens malades réalisaient à quel point ils étaient en forme après quelques semaines de course, ils invitaient leurs femmes, leurs enfants, leurs parents à les accompagner sur quelques kilomètres de sentiers.

En 1962, quand Bill Bowerman lui rendit sa première visite, les séances du dimanche matin avec le groupe de Lydiard étaient la plus grande fête d’Auckland. Bowerman tenta de les accompagner, mais il était dans une forme si épouvantable qu’un type de 7 3 ans ayant subi un triple pontage coronarien dut lui venir en aide.« Mon Dieu, tout ce qui me tenait en vie, c’était l’espoir d’en mourir», concéda-t-il par la suite.

C’est toutefois conquis qu’il rentra chez lui et il se mit aussitôt à la rédaction d’un futur best-seller dont le titre en un mot allait à la fois enrichir le vocabulaire des Américains et devenir une véritable obsession : Jogging. Entre son rôle d’écrivain et celui d’entraîneur, Bowerman ruinait son système nerveux et le moule à gaufre de sa femme, en faisant fondre du caoutchouc dans sa cave pour mettre au point un nouveau type de chaussures.

Ses expériences l’amenèrent à l’épuisement nerveux, mais aussi à la chaussure la plus amortissante jamais conçue. Comble de l’ironie, il la baptisa Cortez, du nom du conquistador venu piller l’or du Nouveau Monde et y semer la variole. 262 Son coup le plus magistral fut de prôner un nouveau style de course qui n’est possible qu’avec ce nouveau style de chaussures. La Cortez permettait de courir comme jamais un humain n’avait pu le faire sans risque : en attaquant le sol avec ce talon osseux.

Avant l’invention des chaussures amortissantes, un style unique traversait les âges : Jesse Owens, Roger Bannister, Frank Shorter et même Emil Zatopek couraient tous avec le dos bien droit, les genoux fléchis et les pieds griffant le sol vers l’arrière à l’aplomb de la hanche.

Ils n’avaient pas le choix: les seuls amortisseurs disponibles étaient la flexion de jambe et la fine couche de graisse de leurs plantes de pied. Fred Wilt le confirma précisément en 1959 dans Comment s’entraînent-ils ? un classique de la piste, qui détaille la technique de plus de 80 des meilleurs coureurs mondiaux. « L’avant du pied vient attaquer la piste avec un mouvement vers le bas et vers l’arrière (sans frapper ni marteler) et le bord extérieur de la zone métatarsienne entre en premier en contact, écrit-il. La progression résulte de ces forces qui s’exercent vers l’arrière sur le centre de gravité du corps [ … ]. »

Quand le concepteur biomédical Van Philipps créa sa prothèse ultramoderne en 1984, il ne songea même pas à la munir d’un talon. En tant que coureur amputé sous le genou gauche après un accident de ski nautique, Philipps se rendait bien compte que l~ talon n’est utile qu’à la station debout, pas au mouvement.

Sa « Patte de guépard » en forme de « C » reproduit si bien les performances d’une jambe organique qu’il permet au Sud-Mricain Oscar Pistorius, amputé des deux jambes, de rivaliser avec les meilleurs sprinteurs du monde. Mais Bowerman avait une idée derrière la tête : peut-être pouvait-on gagner un peu d’amplitude en posant le pied un peu en avant du centre de gravité. En collant un bout de caoutchouc sous le talon, se disait-il, on pourrait étendre la jambe, poser le talon d’abord et allonger la foulée. Dans JOGGING, il se livre à une étude comparée des styles.

Avec la pose de pied« à plat», qui a fait ses preuves depuis longtemps, reconnaît-il,« la grande surface de cette zone amortit la foulée ce qui est confortable pour le reste du corps».

Il reste toutefois convaincu que la foulée « talon-pointe» est« moins fatigante sur de longues distances». À condition d’avoir les chaussures adéquates. Bowerman était brillant sur le plan marketing. « Le même homme a créé le marché et le produit qui va avec, a résumé un éditorialiste financier de l’Oregon. C’est du génie.

Le genre de truc qu’on étudie dans les écoles de commerce.» Son associé Phil Knight, un coureur devenu homme d’affaires, conclut un accord de fabrication au Japon et se mit à vendre les chaussures plus vite qu’elles ne sortaient de la chaîne. « Avec l’amorti des Cortez, nous étions à la tête d’un monopole qui pouvait probablement tenir jusqu’en 1972, année olympique », triomphait-il. Ravi de l’accueil réservé à sa production d’amateur, Bowerman donna libre court à sa créativité. Il réfléchit à une chaussure imperméable faite de peau de poisson, mais le projet s’arrêta à la planche à dessin. Il concrétisa en revanche celui de la LD-1 000 Trainer, qui avait une semelle si large que c’était comme courir sur des plateaux à tarte. Bowerman imaginait qu’elle viendrait à bout de la pronation, sans réaliser que, à moins d’avoir le pied parfaitement droit, le talon évasé allait lui vriller la jambe. « Au lieu de stabiliser, cela accentuait la pronation et blessait à la fois les pieds et les chevilles», rapporte Kenny Moore, ancien coureur de l’Oregon, dans sa biographie de Bowerman.

En d’autres termes, la chaussure censée vous apporter la foulée idéale ne fonctionnait que si vous l’aviez déjà. Quand Bowerman réalisa qu’il occasionnait des blessures au lieu de les prévenir, il fit marche arrière et conçut des talons plus étroits. Pendant ce temps, en Nouvelle-Zélande, Arthur Lydiard assistait horrifié à la croissance exponentielle des exportations en provenance de l’Oregon et se demandait ce que son ami pouvait bien manigancer. En ce qui concerne l’entraînement, Lydiard était bien meilleur stratège que Bowerman. Il avait formé davantage de champions olympiques et de recordmans du monde, et créé un programme d’entraînement qui fait toujours référence.

Il appréciait Bill Bowerman et le respectait en tant qu’entraîneur. Mais, bon sang ! C’était une sacrée saloperie qu’il vendait là.

Lydiard savait que toute cette histoire de pronation n’était rien d’autre que du marketing. « Si on demande à un quidam de n’importe quel âge d’enlever ses chaussures et de faire quelques foulées, on se rend compte pratiquement à tous les coups qu’il  n’y a pas une once de pronation ou de supination, faisait-il valoir.

Ces flexions latérales des chevilles n’apparaissent que quand on met les pieds dans des chaussures de course à pied parce que la construction de la plupart d’entre elles altère immédiatement le mouvement naturel du pied. » « Nous courions avec des chaussures en toile, poursuivait-il. Nous n’avions pas d’aponévrosites plantaires, ni de pronation ou de supination.

Il nous arrivait de laisser un peu de peau sur la toile rêche quand nous courions des marathons, mais, globalement, nous n’avions pas de problèmes de pied. Donner plusieurs centaines de dollars pour des chaussures dernier cri ne vous garantit pas d’échapper à ces blessures et peut même vous assurer d’en souffrir d’une façon ou d’une autre. » Bowerman lui-même finit par avoir des doutes. Tandis que Nike inondait le marché avec une quantité déconcertante de modèles qui changeaient tous les ans sans autre raison que d’avoir du neuf à vendre, il eut le sentiment que sa mission originelle, consistant à faire d’honnêtes chaussures, avait été dévoyée par une nouvelle idéologie qu’il résumait en trois mots: « faire du fric ».

Nike, avoua-t-il dans une lettre adressée à un ami, vendait beaucoup de merde. Même pour l’un des fondateurs de l’entreprise, la formule du sociologue contestataire Eric Hoffer avait fini par sonner juste : « Toute grande cause démarre comme un mouvement, devient un business et dégénère en racket. »

Bowerman est mort avant l’émergence du mouvement barifoot, en 2002. Nike s’en remit donc à son vieux mentor pour savoir 265 si cette tendance avait un quelconque intérêt. « Bien sûr ! s’est, paraît-il, exclamé Arthur Lydiard. Quand on protège une zone, elle s’affaiblit. Quand on l’utilise intensément, elle se renforce … Courez pieds nus et vous n’aurez pas tous ces problèmes. » « Les chaussures qui laissent le pied fonctionner comme s’il était nu sont faites pour moi », conclut-il.

Après cette gifle, Nike se lança dans la collecte de données brutes. JeffPisciotta, éminent chercheur du Nike Sports Researcb Lab, réunit 2 0 coureurs sur une pelouse et les filma en train de courir pieds nus. En resserrant le cadrage, il fit une découverte stupéfiante : plutôt que de s’abattre lourdement comme ils l’auraient fait avec une chaussure, les pieds se comportaient comme des animaux doués de réflexion, s’étirant, agrippant, cherchant le sol avec les orteils écartés, se posant comme un cygne à la surface d’un lac. « C’est formidable à voir, me raconta-t-il plus tard, toujours sous le charme. Cela nous a amenés à penser que, quand on enfile une chaussure, on perd en partie le contrôle. » Il envoya immédiatement ses équipes filmer les populations qui vivaient pieds nus. « Nous avons trouvé des petits groupes qui continuent à courir pieds nus un peu partout dans le monde et, ce qu’on a découvert, c’est qu’ils ont beaucoup plus de motricité au niveau du pied et qu’ils attaquent plus avec les orteils. Leurs pieds se déploient, s’écartent et s’accrochent à la surface, ce qui diminue la pronation et répartit la pression. »

Face à la conclusion irréfutable qu’elle vendait du toc, Nike décida de le changer en or. JeffPisciotta fut nommé à la tête d’un projet top-secret apparemment impossible à mener à bien : trouver comment gagner du fric avec cette histoire de pieds nus. Deux ans de travail furent nécessaires avant qu’il puisse dévoiler son chef-d’oeuvre. Il fut présenté au monde entier sous la forme d’un spot publicitaire. Marathoniens kenyans sillonnant une piste poussiéreuse, nageurs fléchissant les orteils sur le plot de départ, gymnastes et danseurs de capoeira, grimpeurs et lutteurs, karatékas et joueurs de beach soccer.

On y voit tellement d’athlètes nus pieds que, au bout d’un moment, on finit par se demander qui pouvait bien porter des chaussures et pourquoi. Les images étaient entrecoupées de messages d’encouragement tels que : «Vos pieds sont vos fondations. Réveillez-les ! Renforcez-les !  Connectez-vous au sol. [ … ] Technologie naturelle, mouvement naturel. [ … ]Les pieds au pouvoir !» Sur une plante de pied défilait ensuite le message suivant : « La performance commence ici. »

Puis venait le grand final : sur l’air de Tiptoe Through the Tulips Les Kenyans de la première scène revenaient à l’écran, cette fois avec de petites chaussures légères. Ce sont les nouvelles Nike Free, un chausson dûment estampillé encore plus fin que la Cortez.

Et le slogan? « Courez pieds nus ! »