Courir : Bruce Tulloh chez les Tarahumaras

Auteur : Bruce TULLOH

Source : Spiridon No8. Juin 1973

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Nous avons présenté Tulloh dans le numéro de juillet 1972. A ceux qui auraient pris le·train en marche, rappelons que le Britannique Bruce Tulloh remporta le 5000 rn des Championats d ‘Europe de Bel grade en 1962, mais qu’il obtint quelques années plus tard la plupart de ses meilleures performances, et notamment 13:49 sur 5000 rn (1969), 28 :50 sur 10 000 rn (1966) et 1:41 :49 sur la distance de 20 miles ou 32 km 180 (1967). Tulloh, c ‘est aussi ce coureur qui réussit à traverser les Etats-Un is de Los Angeles à New Yo rk, soit 4602 km, en 64 jours, 21 heures et 50 minutes. Il écrivit d’ailleurs un livre à ce sujet : «Four Million Footsteps .. (Pelhalm Ltd ., 1970).

Cet article – on peut en être certain – aucun des Indiens Tarahumaras ne le lira. Car la poignée de ceux qui savent lire et écrire ne connaissent d’autre langue que l’espagnol. Ils vivent en effet dans la partie occidentale de la sierra Madre, une région très montagneuse du nord du Mexique, à l’ouest de Chihuahua. C’est cette chaîne de montagnes que traverse la ligne ferroviaire qui relie Chihuahua au Pacifique ; les touristes qui l’empruntent font de copieux repas dans des wagons spéciaux, panoramiques. A quelques miles de là, aux confins du monde habitable, vivent certains des meilleurs coureurs de fond du monde

J’avais entendu parler des Indiens Tarahumaras par mon ami Tim Johnston, qui s’était entraîné une année au Mexique. J ‘ai lu ensuite une description anthropologique de cette tribu, enclave inviolée du Mexique précolombien. On les considérait comme une branche de la nation Apache (comprenant elle-même des coureurs de fond réputés), avec au centre de leur vie culturelle la course derrière une balle, ou « rarajipari »· J ‘ai lu de ces courses certains comptes rendus qu’en ont donnés des physiologistes américains. Aucun doute là-dessus : ces Indiens couraient sur des distances extrêmement longues. Il m’intéressait de savoir quelle était en fait leur valeur athlétique. Auparavant, aucun athlète n’avait été sur place, aucun n’avait donc jamais couru avec eux. 

En été 1971 , quelques jours après le début des vacances scolaires, je me suis envolé en charter jusqu’à Los Angeles. De là, en compagnie d’un ami américain, j ‘ai pris un bus jusqu’à El Paso, au Texas, puis un bus mexicain jusqu’à Chihuahua, et enfin un train qui s’enfonçait à travers les montagnes. J ‘en suis descendu dans un village du nom de Creel , à plus de 2000 m d’altitude, en pleine sierra. Quelques mots d’espagnol , et nous avons réussi à monter dans une jeep qui allait à Siso Guichic, le quartier général de la mission jésuite. Mais elle tomba en panne au bout de quelques miles. Nous avons alors marché jusqu’au prochain village, de là, un camion nous a fait parvenir au but juste à la nuit tombée.

Siso Guichic est le village le plus important de la région où vivent les Tarahumaras. Les jésuites y tiennent un hôpital, la mission elle-même, et l’école radio-téléphonique qui diffuse des leçons dans cette région. Il faut noter d’emblée qu’on n’y trouve qu’un très petit nombre de Tarahumaras, car ceux-ci préservent jalousement leur indépendance. La plus grande partie de la population est d’ailleurs composée de métis. Depuis des siècles, Espagnols et Mexicains ont repoussé les Indiens; certains d ‘entre eux, tels les Vaquis, se sont battus. Les Tarahumaras, eux, ont survécu grâce aux retraites qu ‘ils se sont ménagées dans les montagnes et dans leur esprit. Ces hommes parlent vraiment peu. Petits et basanés, ils ont une impressionnante cage thoracique et les jambes fines et musclées de coureurs ; tous ont les yeux noirs, bridés comme ceux des Mongols.

A l’aide de la mission, nous avons découvert la demeure d’un de leurs meilleurs coureurs, un homme qui avait remporté une course de plus de 48 heures. En jeep, nous sommes al lés vers lui dans la montagne.

C’est ainsi qu’en attendant-Ramon le coureur, je me suis trouvé dans la prairie de Saghuarachic,  » la vallée du grand cerf •. Entre des parois de rochers dénudés frangés de pins, s’étirait une verte prairie parsemée de fleurs jaunes. Un vrai paradis … Sur les bords, tout contre les arbres, isolées les unes des autres cabanes en bois des Indiens, avec de petits champs de maïs et des troupeaux de chèvres en train de paître. Le soleil réchauffait l’air de la montagne, on entendait le chant de l’allouette.

Ramon le coureur était de très petite taille, 155 cm environ : il avait sûrement dépassé la quarantaine, et toute sa personne était empreinte d’une grande dignité. Oui. il allait courir avec moi : nous nous mimes d’accord pour trois tours de la vallée, au total environ 15 km. Il portait le costume traditionnel des Tarahumaras : chapeau de paille, lâche maillot coloré, pagne blanc, sandales à semelles confectionnées au moyen de vieux pneus, et lacées autour de la cheville. On a placé trois pierres (une par tour) en bordure de piste puis nous avons pris le départ sous les regards de plusieurs femmes qui travaillaient parmi le maïs. Ramon déployait la petite foulée rasante du coureur de fond. Dans l’air raréfié de cette attitude (2300 m) , j ‘ai eu tout d’abord de la peine à ne pas perdre mon souffle ; puis, je ne tardai pas à m’y faire. Nous avons parcouru les 5 premiers kilomètres foulée dans foulée. Comme nous remontions la vallée pour la seconde fois, j’accélérai le train et le distançai un peu. Je le laissai me rattraper, mais dans le dernier tour je le lâchai de nouveau. Le train n’était pas rapide – environ 15 km à l’heure – mais connaissez-vous beaucoup de paysans européens d’âge mûr capables de courir à cette cadence pendant une heure, sans trop · de problèmes ? Ramon n’était certainement pas assez rapide pour inquiéter un athlète bien entraîné, puisqu’il s’agissait, ne l’oublions pas, d’un spécialiste des ultra-longues distances. Dans la course que j’ai mentionnée, il avait couru sans arrêt pendant plus de deux jours et deux nuits, parcourant en tout 200 miles (320 km) de pistes accidentées.

Nous sommes retournés à Siso Guichic, où un autre défi me fut lancé, par un jeune Indien appelé Madril. Bien qu’un peu courbaturé, je ne pouvais refuser. Le parcours ferait le tour de cette vallée-ci, soit environ 11 km. Le jeune Madril, plus grand et plus fort que Ramon, et âgé de 20 ans seulement, démarra comme un coureur de 400 m. Les premiers 200 m, en haut dans les rues du village, ne lui prirent pas plus de 30 secondes, et le premier mile fut couru en moins de 5 minutes. Je réussis peu à peu à rester dans sa foulée, puis je passai en tête. A notre retour dans le village – j’étais en nage – il ôta son chapeau.  Au cours de la descente de la vallée, il était resté sans cesse juste derrière moi, courant avec facilité. Alors que nous remontions vers l’arrivée, j’essayai d’accélérer, mais il demeura collé à mes talons. A 200 m du but, mobilisant toute mon énergie et mon expérience, je réussis pourtant à lui prendre quelques mètres. Mais à la fin, le plus éprouvé des deux c’était moi. Je pris nos pulsations : 180 pour Tulloh, 160 pour Madril.

C’est en assistant à leur jeu de course derrière une balle que je me suis vraiment rendu compte des facultés des Tarahumaras. Un soir, j’ai vu Madril et l’un de ses amis se lancer pour un petit pari dans une course qui dura six heures ; ils parcoururent plus de 60 km. Or, le rythme de ce genre de course varie sans cesse puisqu’il faut faire avancer la petite balle de bois. Pour cela, le coureur glisse les doigts de pied sous la balle et, lançant sa jambe droite en avant, envoie la balle 20 à 30 m plus loin sur le parcours. Ce parcours est accidenté, caillouteux, sinueux. La balle s’en va parfois rouler dans un buisson ; on ne doit l’en retirer autrement qu’à l’aide d’un petit bâton (il est interdit de se servir directement de ses mains).

La course la plus longue à laquelle nous avons assisté fut accomplie par deux équipes de trois coureurs sur un parcours de 10 km à répéter 15 fois. La course se déroulait par « sauts de grenouille » celui qui avait lancé la balle courant aussitôt devant les deux autres. La cadence était celle d’un cross par équipe, avec de temps à autre des pauses pour récupérer la balle. Cela dura toute la nuit et la plus grande partie du jour suivant. La nuit, les coureurs s’éclairent au moyen de branches de pins enflammées. On pouvait alors nettement apercevoir le petit groupe de points lumineux serpenter au flanc de la colline plongée dans la nuit. Quand ils approchaient, on entendait le cliquetis de la balle sur les cailloux, le battement des sandales et le souffle des coureurs. Et puis ils disparaissaient de nouveau dans l’obscurité. Ce jeu de balle est au centre de la vie des Tarahumaras, il procure renom et considération. D’après ce que j’ai pu constater, le niveau de condition physique est supérieur à celui des Kényans chez lesquels je viens de passer plus de 18 mois.

Jusqu’à présent, et bien qu’un Tarahumaras ait battu Juan Martinez*· dans un cross-country, tous les essais en vue de les faire participer à des compétitions officielles ont échoué. Les Tarahumaras estiment en effet que nos courses sont trop brèves et trop ennuyeuses pour un homme digne de ce nom. Je suis pourtant certain que lorsqu’un entraîneur patient saura prendre le temps d’apprendre à les connaître, de comprendre leurs problèmes et de les familiariser peu à peu avec le monde extérieur, cette petite tribu d’Indiens du Mexique marquera la course à pied aussi bien que le firent ces dernières années les Ethiopiens et les Kényans.

* Le Mexicain Juan Martinez termina 4e du 5000 rn (en 14:10:8) et du 10 000 rn (en 29:35) des Jeux de Mexico.

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